Je sais maintenant ce qu'il est arrivé aux passagers de l'autocar renversé à bord duquel j'ai passé la nuit. Leur sort ne fut pas très différent de bon nombres d'autres survivants qui ont le malheur de passer par là. Ils ont été bouffés. Mais pas par des morts-vivants. Par un homme. Un homme aussi seul que moi.
Il s'appelle Pierre. Il ne m'a pas dit son nom de famille. Il m'attendait à mon réveil, assis sur un rocher, buvant un café. Un thermos se trouvait à ses pieds. Il m'a souri, m'a salué et m'a proposé un café. Je lui ai demandé depuis combien de temps il était là et s'il m'avait suivi la veille. Il a souri à nouveau, un grand sourire béat. Mais il ne m'a pas répondu. Il s'est levé et m'a proposé de le suivre pour le petit déjeuner. Ce n'est pas moi mais mon estomac qui a répondu. Putain, je crevais vraiment la dalle ! Alors, je l'ai suivi. Nous avons marché un bon kilomètre jusqu'à un gîte, petit mais confortable. A ma grande surprise, l'endroit avait encore l'électricité fournie par un groupe électrogène. Pierre m'a expliqué qu'il utilisait l'essence avec parcimonie. Il m'a expliqué aussi qu'il n'avait pas adressé la parole à qui que ce soit depuis plus d'un mois. Ce qui n'est pas un mensonge quand j'y repense. Pierre n'a jamais adressé la parole à ces personnes qu'il a tué, dépecé et mangé.
Je n'ai pas découvert le pot aux roses à la suite d'une longue investigation. Il n'y pas eu de mystères. Sitôt entrés dans le gîte, il m'a avoué son penchant pour la viande humaine en m'amenant dans son garde-manger. Sept corps, dont deux étaient des corps de jeunes enfants, suspendus par les pieds, dénudés, découpés et gardés au frais autant que possible. Il m'a montré ça comme on montre la nouvelle voiture que l'on vient d'acheter ou comme on montre cette pièce magnifique que l'on vient de repeindre. Le plus horrible, ce n'était pas ces corps. C'était le regard de Pierre. Le regard d'un homme innocent.
Je ne lui ai pas demandé pourquoi il avait fait ça. Il me l'a expliqué lui-même. La faim, d'abord. Puis il m'a expliqué qu'il avait développé un véritable goût pour la chair humaine. Il y avait une quinzaine de survivants dans le bus échoué au fond du ravin. Ils voulaient de l'aide. Au lieu de ça, Pierre les a tous tué sans même y penser à deux fois. Il a ramené les corps un par un et s'est constitué sa réserve. Sans doute qu'il avait ça en lui depuis longtemps. Et peut-être même qu'il s'imaginait aussi partageant un repas avec moi.
Il m'a vu porté la main à mon arme mais n'a pas fait de geste menaçants. "Vous voulez me tuer ? Vous croyez que je le mérite, c'est ça ?" m'a t-il dit, en me regardant droit dans les yeux, le visage vierge de toutes émotions. J'ai voulu le tuer et j'aurais peut-être dû. Mais je n'ai pas pu. Cet homme ne voulait qu"une seule chose : parler, se sentier civilisé à nouveau, ne serait-ce que pour un court instant. J'ai pointé mon arme sur lui. Je me suis approché et j'ai appuyé le canon contre son front. Oui, j'ai failli appuyer sur la détente. Mais je ne l'ai pas fait. J'ai laissé ce monstre à sa solitude. Je me suis appliqué à ne rien dire, pas un mot.
J'ai tourné les talons et je suis reparti. J'ai poursuivi ma marche toute la journée, me retournant fréquemment. Mais il ne m'a pas suivi. Pas que je sache.
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