LE SURVIVANT - 14 Avril 2014

Les portes se sont fermées à 11h précises et elles se sont réouvertes dans un fracas assourdissant à 16h30.

Comme je l'ai déjà expliqué, pour s'assurer que les réserves du camp ne diminuent pas (ou le moins vite possible), nos anges gardiens en treillis organisent tous les trois jours des raids éclairs sur les communes les plus proches, récupérant tout ce qui peut-être récupérable. Mais ces sorties ne servent pas seulement à récupérer des marchandises mais aussi d'éventuels survivants. Verney, ce sombre connard prétentieux envers qui je commence à développer une antipathie coriace, appelle ça "la tournée humanitaire". Huit hommes sont en charge de ces missions. Trois dans le blindé, quatre dans un camion. Thibault s'occupe de commander depuis le blindé et laisse le camp entre les mains de Verney. Sitôt les portes fermées derrière les véhicules de "la tournée humanitaire", ce dernier a pris son ton le plus pompeux, a serré les mâchoires dans une parodie de menace et a lancé à l'assistance un : "Allez, les planqués ! On tourne les talons, on bouge son petit cul de civil et on se rend utiles !" Un de ces jours, quelqu'un va devoir le remettre à sa place, verbalement ET physiquement. Pas sûr que les mots pénètrent son crâne épais sans un peu d'aide. 

Une autre pensée m'a traversé l'esprit en regardant Thibault et ses hommes s'éloigner. 23 des 31 civils ici présents ont été ramenés au cours de ces excursions. Pendant un instant, je me suis persuadé qu'Élisa descendrait du camion à leur retour. ça aurait été merveilleux. Une coïncidence incroyable. Voilà la pensée que j'ai eu. Mais autant vous le dire tout de suite : rien de tout cela ne s'est produit aujourd'hui. Mais Elisa est à nouveau dans mes pensées, elle a gravé son nom et son visage au fer rouge dans mon cœur et dans ma tête. Là, je suis tenté de franchir l'enceinte et de demander à un zombie de bien vouloir m'aider à m'arracher les deux. Pensées à la con.

La meilleure méthode pour éviter de gamberger, c'est encore de s'occuper. Puisque je ne suis pas encore apte à travailler ou à m'entraîner au tir comme d'autres ont commencé à le faire, j'ai traîné un peu partout, histoire de discuter avec ceux que je ne connais pas encore et d'explorer les recoins qu'hier Verney ne m'a fait que survoler.

Je me suis dirigé en premier vers le dortoir. Pas grand monde à l'exception de quatre personnes âgés jouant à la belote. Ils m'ont gratifié d'un salut aussi enthousiaste qu'éphémère en me voyant arriver. Concentré, le quatuor. Je leur ai demandé si je pouvais les regarder jouer et ça ne leur a pas posé de problèmes. ça les a même aidé à délier leur langue un peu. Ils s'appellent Henri et Jean-François Bonnal (deux frères, postiers retraités, célibataires, 59 et 66 ans), Josée Nasseran (bibliothécaire retraitée, veuve de longue date, 73 ans) et Christian Quesada (cuisinier à la retraite, veuf de longue date également, 65 ans). Leur histoire semble bourrée de trous mais ils ont survécu en restant enfermés dans le restaurant où travaillait autrefois Christian. Ils étaient 7 à l'origine. Le capitaine Thibault les a récupérés lors d'une de ses sorties mais trois sont morts dans l'opération. Une foule de zombies les attendaient à l'extérieur. Le plomb a parlé, mais pas assez pour que les zombies se servent au passage alors que Thibault et ses hommes tentaient de les exfiltrer, s'agrippant et mordant dans les chairs des trois plus lents. Après leur récit, ils m'ont proposé une petite partie. J'ai pas dit non. ça vaut pas mes jeux vidéos, mais ça reste un jeu et les jeux ont toujours eu une part importante dans ma vie.

A la cantine, j'ai snobé Carole et Kader (non sans leur adresser un petit signe de tête explicite) pour aller m'asseoir avec d'autres inconnus. Un groupe de six. Mélanie Brassart (étudiante en droit, 19 ans), Roman Auber (commercial, célibataire - mais plus pour longtemps à voir comment Mélanie et lui se dévorent du regard - 24 ans), Babacar et Nadia Dabo (clerc de notaire et coiffeuse, mariés, 28 ans tous les deux, un enfant mort m'a soufflé Romain à l'oreille), Jamila Issaoui (avocate, célibataire, 41 ans) et Alexis Sivera (plombier, veuf, 39 ans). Ils ont été les premiers civils à être arrivés au camp, il y a 17 jours  Leur refuge à eux, c'était le toit d'une école primaire à Varennes Vauzelles. Ils commençaient à ressentir les effets de la faim quand Thibault est arrivé. Ils leur a fallu sauter sur le soit du blindé. Là encore, l'histoire est trop courte. Il manque des détails et je me demande si j'ai vraiment envie de les connaître.

Après le repas, j'ai rejoint Carole. Elle se trouvait dans sa camionnette. Elle faisait le tri dans toutes les images filmées depuis le début de l'épidémie. Tout est toujours sur disque dur. La batterie de son petit studio mobile est encore bonne. J'ai visionné avec elle trois heures d"images. Scènes de panique, de pillage en centre ville d'Orléans (revoir cette ville dans ces circonstances m'a foutu le vertige). Les images ont défilés et nous n'avons pas parlés. Toujours les mêmes images, ou presque. Là, un gamin de onze ans, pas plus, happés soudainement par les bras décharnés d'une morte-vivante (des cris hystériques en fond sonore, là un bûcher improvisé en pleine campagne, là une cohorte de zombie s'avançant inexorablement dans un embouteillage monstre, là, enfin, un mort-vivant coincé sous la roue d'un camion de pompier, continuant à tendre les bras et à gémir, tentant de se dégager. Nous avons terminé sur les images les plus anciennes, prises il y a un mois et demi dans un cimetière en pleine nuit. Carole m'a précisé qu'ils n'avaient eu alors aucune autorisation. La caméra s'approche de plusieurs tombes. Le silence de la nuit est brisé par un bruit que j'ai aussitôt reconnu, l'un des pires sons qu'il m'ait été jamais donné d'entendre depuis le début de l'épidémie. Des grattements. Des dizaines, des centaines de grattements, certains à peine audibles, d'autres beaucoup plus forts. Des morts qui tentent de sortir de leurs cercueils, caveaux et tiroirs, grattant le marbre, le bois, la pierre.